Où il est question de créatures mythologiques, DeLorean, tableurs Excel et d'oeufs.
Comme une épidémie, nos villes et nos fils sur les réseaux voient se démultiplier, depuis une dizaine d'année, des nouvelles figures mythologiques dont la mission dans la vie c'est de "regaler" leurs clients (nous) tout en faisant d'une passion leur métier : voient ainsi le jour des Inframboises (ex informaticiens reconvertis dans les confitures au chaudron), des Injeunepoussiers (ex ingénieurs reconvertis dans la cultivation de minuscules plantes dans d'ex-garages reconvertis en bat-caverne) et des Cookmerciaux (ex commerciaux reconvertis dans la pâte à cookie crue) mais aussi des FrORLmagers (ORL reconverti dans la mozzarella, true story).
Ayant moi meme troqué, en 2015, mon passeport et mon ordi contre un camion et des bottes en caoutchouc, je peut témoigner du fait que - souvent - ce genre de mutation survient suite à un pétage de cable professionnel sévère doublé d'une perte totale de sens professionnel. Pour combattre donc ce "brassage d'air blues" tous ces animaux fantastiques se font un point d'honneur de trouver l'occupation la plus fatigante, celle qui demande le plus d'effort physique, de brulures et d'entorses. Ils se creusent la tete pour qu'elle soit aussi "innovante" et "ethique" ("je vais brasser mon fromage uniquement avec des batons fabriqués en fanes de carottes pour me battre contre le gaspillage alimentaire"). Parfois ils partent se former pendant une ou deux semaines chez d'autres ayant sauté le pas avant eux. Parfois meme pas, craignant que quelqu'un d'autre puisse leur voler le concept.
Comme si l'on pouvait apprendre un METIER en deux semaines.
Tant bien que mal, ils finissent pour mettre à point une recette, un concept. Une banque quelconque leur prête deux francs six sous pour bricoler un petit laboratoire, et il s'imaginent que cela veut dire que "ils voient le potentiel" alors qu'ils ignorent qu'au bout de l'énième panne de machine, pandémie ou météo néfaste la banque va tout bonnement les ghoster comme une banale date sur Tinder. Que les clients aussi ont leur soucis de compte en banque et que - lorsque la crise arrive - ils vont sans état d'âme choisir un fournisseur moins cher, et so long pour la democratisation du bon, juste et BIO, qui finit par devenir un bien de luxe.
En dix ans d'Ottanta, il y a eu au moins mille occasion où je me serais attendue à voir une De Lorean débarquer dans le parking du laboratoire et la moi du futur sortir en furie et venir me coller une avoine en criant: "Mais ca va pas la tête! Arrête tes conneries d'hippie et rends cette boite rentable et notre vie moins infernale". Voila, ca serait utile pour nous tous, les centaures, sirènes et chimères des métiers de bouche, un petit tete à tete avec notre "nous" du futur avant même de nous lancer.
Faute de ca, une bonne alternative consisterait à passer un peu moins de temps à faire des stories dans les champs de courgettes et un peu plus de temps en compagnie de sa majesté le Seigneur des Tableur. A imaginer des procès, à définir les vrais besoins en termes d'équipements et de personnel, à tester et négocier les matières premières, à faire des projections de croissance, à discuter avec des professionnels, à imaginer le pire et le meilleur, à s'assurer que toutes les conditions soient réunies pour que le projet perdure et se développe, à trouver le bon équilibre entre le bon, le juste et le rentable.
Ces derniers temps, avec Greg, on a eu la chance de monter sur une DeLorean et recommencer un nouveau projet, mais en emportant avec nous dix ans de bagages, notre experience et nos erreurs. Du coup, en ce moment, on remplit des tableurs de toutes les couleurs et on casse des oeufs, en réalisant que l'oeuf et la poule ont la meme importance à condition que la poule soit de plein air, que dans les oeufs il n'y ait pas d'enzymes et que le résultat soit bon, juste et démocratique.